dimanche 8 février 2015

MAN RAY, POUR EN FINIR AVEC LE VIOLON D'INGRES...

 
 
 
 
MAN RAY-1924 LE VIOLON D'INGRES
 
Une femme nue, assise de dos, la tête tournée vers la gauche, nous laisse entrevoir une partie de son visage. Ses hanches sont drapées d’une étoffe légère tandis qu’un turban orientalisant enveloppe ses cheveux. Son corps se détache sur un arrière-plan uni qui contraste avec le motif en damier du tissu sur lequel elle est assise. Cette femme n’est pas un modèle anonyme mais une personnalité du Paris des années folles : il s’agit de la chanteuse et actrice Kiki de Montparnasse – de son vrai nom Alice Prin (1901-1953) – qui était également, à cette époque, la muse et compagne du photographe. Célèbre pour sa beauté, elle inspira également d’autres grands artistes, tant photographes (Brassaï) que peintres (Modigliani, Foujita) ou sculpteurs (Calder). Dans l’angle inférieur droit de l’image, le photographe a apposé sa signature, tel un peintre au bas de sa toile : « Man Ray, 1924, Paris ».

C’est à New York, en visitant la Galerie 291 d’Alfred Stieglitz, que Man Ray – de son vrai nom Emmanuel Radnitsky – découvrit la photographie. Lui qui était alors peintre adopta progressivement ce nouveau médium à partir de 1915 jusqu’à en faire son principal mode de création, allant même jusqu’à détruire ses peintures. Sa rencontre décisive avec Marcel Duchamp le décida à quitter les États-Unis en 1921 pour s’installer à Paris où il vécut jusqu’en 1940. Dès son arrivée, Duchamp lui présenta les membres du groupe Dada et notamment André Breton qui diffusa bientôt les créations photographiques du jeune américain. Les fréquentations de Man Ray lui permirent rapidement de devenir le portraitiste des intellectuels et des artistes les plus influents de l’époque, chaque rencontre lui ouvrant de nouveaux horizons (ainsi de Gertrude Stein qui lui présenta Picasso et Braque). Grâce à son inventivité et son audace, il connut le succès et enchaîna les commandes, travaillant notamment pour d’importants magazines de mode (Vogue, Vanity Fair). Il réalisa également des films expérimentaux (Le retour à la raison, 1923). Mais son succès lui vint principalement des innovations qu’il apporta à la pratique de la photographie. Influencé par l’esprit Dada puis par le Surréalisme, il popularisa l’usage du photogramme (auquel il donna le nom de « rayographie »), réalisant par ce biais des compositions assimilables à des ready-made ou des collages modernistes. Il sut également tirer profit des possibilités graphiques de la surimpression qui lui permettait d’associer des éléments distincts et d’en modifier ainsi le sens premier. Enfin, il fit d’un accident de laboratoire – la solarisation – un nouveau mode d’expression photographique.

Cependant Le violon d’Ingres – sans doute sa photographie la plus connue – ne recourt à aucune de ces trois innovations. Sa composition classique est une citation directe de la Baigneuse de Valpinçon (1808), célèbre étude de nu du peintre néoclassique Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), visible au musée du Louvre depuis 1879. Afin de souligner l’analogie des formes féminines avec celles d’un instrument à cordes, Man Ray dessina sur l’épreuve, à la mine de plomb et à l’encre de chine, deux ouïes de violon, transformant ainsi le corps du modèle en instrument de musique.
La signification de cet acte est multiple. Il faut tout d’abord y lire le goût dadaïste de Man Ray pour les assimilations formelles, tendance déjà exprimée dans d’autres œuvres (cf. Woman, 1920, représentant… un batteur à œufs photographié en contre-plongée !). Cette composition est d’autre part un calembour, une sorte de charade visuelle : la pose du modèle fait écho à la célèbre toile d’Ingres tandis que les formes de la femme font référence à celles d’un violon. Le titre combine quant à lui ces deux éléments, recréant ainsi l’expression populaire de « violon d’Ingres ». Cette formule, désignant une activité que l’on aime pratiquer sans que cela soit son activité principale, dérive en effet de la passion d’Ingres pour le violon. Enfin, Le violon d’Ingres est également, d’une certaine manière, un manifeste stylistique pour Man Ray qui parodie ici, avec humour et ironie, l’œuvre d’un peintre aux conceptions artistiques à l’opposé de celles du Surréalisme naissant ou des provocations Dada.
 
 
 
 
Man Ray jeune par Alfred Stieglitz
 
 
 
 
 
"Man Ray est un photographe d'origine new-yorkaise qui est venu s'établir en Europe, à Paris en fait, au début des années 20. Il s'est associé aux artistes qui alors se groupaient autour de Breton et qui allaient fonder le mouvement surréaliste. En raison de ce que représente la photographie telle qu'il la pratique avec la plus grande liberté et un sens de l'inventivité qui étonnera sans cesse, il deviendra un personnage central dans la saga surréaliste. On peut songer, par exemple, aux photographies qui illustrent les trois romans d'André Breton, Nadja, Les vases communicants et L'amour fou dont Man Ray compte parmi les auteurs. Il est assez significatif que d'un roman à l'autre, le traitement photographique choisi par Breton suive un mouvement qui marque un déplacement vers une photographie de moins en moins documentaire (au sens d'une relation mimétique avec un référent: par exemple les nombreuses places dans Paris évoqués et illustrées dans Nadja) et de plus en plus autonome jusqu'à ce que l'image produite signifie par le simple mouvement de la lumière et de l'ombre en dehors de toute reconnaissance du référent. Bref, cette série photographique marque de façon nette, le passage à un art non-figuratif.
André Breton possédait, dans sa collection privée la pièce ici présentée, "Violon d'Ingres". Il est assez révélateur que cette pièce corresponde, d'un point de vue artistique, aux photographies que Breton choisira pour illustrer non pas Nadja qui date de 1928, mais bien L'Amour fou dont l'illustration a été préparée, par Breton, en 1937. Il semblerait, ce qui n'est pas sans étonner, que pour l'avancée de l'imaginaire surréaliste, mais du strict point de vue de l'invention photographique, Man Ray ait pu précéder Breton.
 

 Il s'agit là d'un simple artefact, soit une photographie (argentique) en noir et blanc sur laquelle ont été superposées deux traces d'encre. La photographie représente le dos d'une jeune dame tandis que les taches d'encre superposées reproduisent le contour des ouvertures que l'on trouve sur les instruments de la famille du violon, permettant l'expulsion des ondes sonores et que l'on nomme les ouies

La jeune dame vue de dos tourne la tête de 3/4 de sorte que l'on aperçoit le profil de son visage. Sa tête est revêtue d'un bonnet qui cache sa chevelure. Le bas du dos et la naissance des fesses ont été rendus visibles par la chute d'un vêtement qui forme une sorte de couronne autour du bassin. Les bras sont totalement repliés vers l'avant de sorte qu'ils sont invisibles, ne laissant apparentes que les épaules dont la bordure forme une ligne continue avec celle du dos. La dame est assise sur ce qui semble être la bordure d'un lit recouvert d'une couverture. Le fond de la photographie n'est fait que d'un noir uniforme sauf une pièce de bois, à la gauche que l'on distingue à peine et qui est vraisemblablement une plinthe laissant deviner la rencontre du plancher et du mur. Enfin une lumière, originant de la droite, éclaire le dos d'une façon presque uniforme, ne laissant qu'une faible marge d'ombre sur l'extrémité gauche du corps.
Le blanc du dos contraste avec les deux ouies très noires et le caractère sombre du fond de la scène. En fait, les ouies marquent un creux ou un vide, une obscurité alors que le dos, tout blanc, inscrit un plein de chair. A travers le blanc et le noir, on aperçoit la texture du papier.

Un des traits marquants de ce montage photographique tient dans son caractère abstrait en ce que le sujet est isolé de tout environnement. De plus l'absence des bras vient accentuer ce caractère abstrait. Le montage nous paraît, au premier contact, comme un objet-là (le dasein des Allemands), c'est-à-dire comme un artefact qui existe par lui-même indépendamment de toute contextualisation. Cet artefact ne soulève aucune émotion chez celui qui le regarde. Cet objet n'atteint pas à la signification par lui-même, précisément en raison de son caractère abstrait. L'analyse sémiotique qui suit portera sur cette question de la signification.
 
"Violon d'Ingres" appartient, de façon bien typique, aux expérimentations des premières années du mouvement surréaliste; je pense, par exemple, aux Ready Made de Duchamp (que Man Ray avait d'ailleurs connu et fréquenté à New York, à l'époque du dadaïsme américain); l'innovation des dadaïstes tient entre autres dans l'utilisation d'un matériau qui a déjà sa place dans la vie courante et qui est détourné de son lieu, abstrait comme on l'a suggéré précédemment, pour être replacé dans un nouvel environnement et, ainsi, générer une ou des significations nouvelles. Je reprends cette même analogie: une des premières pièces de Duchamp, Roue de Bicyclette, est faite d'un montage de deux objets, une roue de bicyclette en position inversée et superposée à un tabouret; ce type de montage se saisit d'objets quotidiens, en fait son matériau en les plaçant dans une configuration nouvelle: le sens antérieur de l'objet est à la fois reconnu et nié alors qu'un nouveau sens demeure obscur, laissant imaginer une signification qui est encore à venir; sur le plan de la signification ce sont là, des objets qui restent ouverts.
 
Ces montages correspondent fort justement à la définition bien connue de la métaphore que Breton présentait dans le texte du premier manifeste, en se référant à Pierre Reverdy: plus la relation entre les deux termes sera éloignée et juste, plus l'image sera forte.... Puis il poursuivait avec l'exemple suivant: la rencontre d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table d'opération, emprunté à Lautréamont. Les objets ainsi présentés sont paradoxaux dans la mesure où, étant reconnus, ils conservent la référence à leur existence, mais ils deviennent les constituants de quelque chose d'autre, d'une représentation dont le sens échappe et qui invite l'esprit de celui qui les regarde, à s'avancer vers des réseaux de significations encore à venir. Il y a là, suivant l'expression même de Breton dans le premier manifeste, une esthétique toute à posteriori."
 
par Jean Fisette
 
 
 
 
 

 

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